J’ai posé la vaisselle sur le sol et je me suis assise par terre, mon corps s’est engourdi et j’ai pleuré, j’ai pleuré à un endroit qui est loin désormais. J’ai pensé à ma plume qui ces temps-ci butait sur la mélodie et à la musicalité de mon encre qui, à cet endroit, manquait sans arrêt de fluidité.
Je suis restée là, devant la vaisselle sale, pendant plusieurs heures, incapable de bouger, incapable de crier, contrainte alors de verser des flots. J’ai repensé à toi, à cet été et au tiramisu que nous avions accommodé avec Claire et qui était trop gorgé de café, sans que personne n'ose nous le dire. J’ai repensé à toi, à cet été, quand tu avais passé ta main dans le bas de mon dos, puis qui plus tard, s'était glissé sous le tissu de mon pantalon, sans me demander la permission, comme lors de notre rencontre, tu me touchais comme si c’était acquis, comme si rien alors n’était advenu, comme lors de notre rencontre, encore une fois, cet endroit avait bousculé mes appuis, mes certitudes, une certaine perception de la réalité. J’avais le langage pour décrire tout ça, quand tu m’embrassais ce soir là, et je ne sais pas pourquoi je t’avais laissé faire, je ne sais pas pourquoi ta réaction devant mon refus d'obtempérer pour la première fois avait quand même eu le pouvoir de me surprendre, je connaissais tout ça trop bien -à cause du vocabulaire, à cause de tes pleurs qui n’adviennent que comme un échappatoire pour te dérober devant tes propres malversations, au fond tout était un passe-droit dans ton monde, pourquoi mon corps n’aurait pas dû l’être, il y aurait toujours un moyen de t’inventer victime.
J’ai eu longtemps du mal avec les mots qui décrivaient tout ça, parce qu’ils sont trop simplistes, employés avec trop de légèreté, usés à tort, je les ai remplacés, j’ai cherché les synonymes et les champs lexicaux, pour redonner aux mots un sens qui me semblait plus équivoque. J’ai fait des traumatismes, des offenses ; de l’emprise, le joug ; du syndrome post-traumatique, la traversée ; de la manipulation, la colonisation (étymologiquement cultiver, attitude, comportement). J’en ai une longue liste dans la tête. Sûrement me suis-je moins bien faite comprendre avec le temps, pourtant le langage a un sens, particulièrement à cet endroit où il fut tant de fois, l’apparat de ce que la réalité n’était pas.
Je suis restée là, devant la vaisselle sale, pendant plusieurs heures et j’ai fini par me lever, pour aller marcher dans la nuit, me souvenant qu’alors, aux premiers pas de la traversée, c’était la seule chose que j’arrivais encore à faire. Quand mon corps dormait, assommé sous une médication acharnée, dont je n’aurai pu alors me passer, tous mes muscles se contractaient dans une terreur des choses que tu pouvais encore me faire et que tu as fait davantage pendant de nombreux mois, que ce corps se réveillait courbaturé, endolori, dans l’immobilité. Ce corps, qui ne pouvait plus se détendre, tremblait sans arrêt, incapable de rien, de cuisiner, de parler sans que ma voix ne se brise, une même série en fond sonore en boucle, pour entendre des voix familières et une histoire où rien n’aurait pu me surprendre, puisque la surprise était alors de la terreur.
J’ai marché et j’ai pensé à nouveau à l’été, même si je m’étais fait la promesse de ne plus m’en vouloir, de ne plus porter la culpabilité qui aurait dû t'appartenir et dont jamais tu ne t'embarrasserais pour autant. J’ai marché dans la nuit et tout était paisible autour de moi, je longeais le fleuve, cette boucle encore et encore, que je parcours presque quotidiennement, une thérapie de la répétition par l’effacement, pour ne plus prêter attention à ce qui m’entoure jusqu’à ce que le sentiment se distancie. J’ai re-parcouru la traversée une dernière fois, avec méthodologie, ma fierté virulente qui m’avait sauvée, qui soufflait une mélopée “gagner, c’est cultiver la joie”.
J’ai pensé à la chambre du grand appartement qui toisait les immeubles illuminés, aux dimanches où le calme régnait et où nous voguions tous en silence dans nos mondes intérieurs, aux idées que nous partagions et à la vulgarité dont nous faisions preuve en parlant de ce monde qui nous est intolérable, à la construction de ces relations qui même si elles avaient toujours été là, portaient désormais une mélodie différente, une harmonie du quotidien. J’ai continué à parcourir la boucle en pensant à Iris et à notre rencontre à notre candeur qui m’a bousculé sans jamais m'assaillir, à Jean et à nos farces dans l’absurdité qui m’ont rappelée que j’aimais rire, à Sophie qui semble toujours m’emporter dans un monde qui jusqu’alors m’était impalpable, une topographie nouvelle de l’imaginaire, à Esther et Nicolas dont l’amour est brodé avec tant de simplicité et que j’admire avec pudeur, aux garçons de l'océan à notre impertinence incisive où tout bouscule mes certitudes et aux livres qui m’ont émue, à ma plume qui je crois à trouver sa voix -moins dans ces lignes là, pourtant il faut bien lui octroyé parfois plus de simplicité, mais qui du reste parvient finalement à voguer de la douleur à la joie, donnant à ma mélancolie une substance nouvelle, le pouvoir de faire sens et de donner des mots, qui je l’espère donne parfois une voix à toutes les autres.
Il y aura à nouveau des jours, où je ne saurai que simplement marcher, la traversée est un mouvement pluriel, mais plus jamais apathique, je n’ai plus peur d’avoir encore des mots à poser, je n’ai plus peur parce que plus personne ne pourra jamais me confisquer le droit de donner à voir, ce que certains donne tant de soin à omettre, l’omission a toujours été ton mensonge préféré alors il a bien fallu m’inventer un masque, s'assurer de mon silence, car tu ne me connais pas, mais je te connais trop, ta peur à toi se loge ici, tu aurais voulu que je cède les mots, car dans ma voix retrouvée, je suis celle qui te connait le mieux et de ça tu peux t'effrayer.